L'on n'a de cesse, en cette année 2020, de nous rappeler à chaque instant que nous traverserions une crise sanitaire sans précédent. En réalité, le problème est beaucoup plus vaste : nous assistons à un naufrage politique qui pourrait affecter durablement nos sociétés.
Le « confinement », un piège politique
Pendant ces semaines de « confinement », il est devenu habituel de commencer une discussion par cette question en apparence innocente : « comment se passe le confinement ? », comme l'on disserte plus classiquement de la pluie du beau temps, en guise d'accroche pour amorcer une conversation.
Pendant un bon mois, je me suis contenté d'éluder la question, tant elle me paraissait absolument surréaliste, et surtout parce que la réponse aurait nécessité de faire comprendre à mon interlocuteur que j'étais en colère, et quelles en étaient les raisons. Ce billet aura au moins la vertu d'expliquer en une fois le fond de ma pensée.
Je voudrais commencer par définir très précisément en quoi consiste cette situation que tant de gens ont acceptée sans broncher. Le « confinement » est techniquement une assignation à résidence, or l'assignation à résidence, même avec permission de sortie, est un régime de détention. Je pense que vous comprendrez comme il est mal venu de demander à quelqu'un comment se passe son assignation à résidence. Quoi que l'on pense du caractère plus ou moins proportionné de cette mesure, elle ne revient à rien d'autre que ça.
L'absence de réaction de la part de la population est très inquiétante. Cela s'est fait sous l'emprise de la panique, dans un contexte où l'information tournait en boucle, sans jamais prendre la peine d'adopter un point de vue plus large ou de questionner le problème pour tâcher de trouver de nouvelles clefs, de nouvelles interprétations, de contraster ou de contextualiser. Cette spirale désinformative n'a eu d'autre effet que d'enfermer les gens dans leur propre peur.
Que l'on se souvienne des mesures d'exception adoptées suite aux attentats de 2015, rentrées par la suite dans le droit commun — comme l'assignation à résidence, au hasard, tiens. Un bel exemple s'il en est de dégradation de la démocratie et des libertés individuelles que l'on accepte sans parfois trop s'en rendre compte, dans un contexte de crise, quelle qu'elle soit. Comment pourrait-on assurer que celle-ci n'aurait aucun effet délétère ? Il y aura d'autres épidémies, d'autres pandémies, d'autres crises. Nous avons le choix entre tâcher de maintenir un cap, ou laisser croire « qu'il y a des priorités », « qu'on verra plus tard », et finalement accepter que les libertés individuelles sont un gadget, dont à la rigueur on peut s'embarrasser en période de croissance économique, et en l'absence de problème immédiat à gérer — autant dire presque jamais. Que la politique serait reposante si elle consistait à ne considérer qu'un problème à la fois. Que l'on me permette, pour fixer les idées, cette célèbre citation, parfois attribuée à Benjamin Franklin (l'imprimeur du XVIIIème siècle, pas la tortue) :
Those who would give up essential Liberty, to purchase a little temporary Safety, deserve neither Liberty nor Safety. (Benjamin Franklin, 1755)
(Ceux qui sont prêts à abandonner une liberté fondamentale, pour obtenir temporairement un peu de sécurité, ne méritent ni la liberté ni la sécurité.)
D'où le corollaire qu'en tire Bruce Schneier, et qui doit nous éclairer plus spécifiquement en ce qui concerne les libertés numériques, dont nous parlerons dans une seconde partie :
It's also true that those who would give up privacy for security are likely to end up with neither.
(Il est également vrai que ceux qui sont prêts à abandonner la vie privée pour la sécurité n'auront en définitive aucun des deux.)
Le « confinement » mis en place en France n'était pas la seule réponse possible ; l'Allemagne, les Pays-Bas ou la Suède ont pu agir assez différemment, cf. cet article, où l'on apprend, d'une source de l'Élysée, que « aux Pays-Bas et en Suède [...] il y a un fort sens de la responsabilité individuelle ». Je ne sais pas sur quelle base on décide que les Suédois sont des gens responsables et les Français au mieux des gamins, que l'on va responsabiliser en leur faisant remplir chaque jour une attestation au format ISO 216 A4. Je remercie sincèrement le gouvernement français de m'avoir fait rattraper en cinquante jours les lignes que je n'ai jamais eues à faire en plus de vingt ans de scolarité. Le gouvernement est passé très rapidement du concept de distanciation sociale, dont tout indique qu'il aurait pu être appliqué de manière responsable par une majorité de Français, à l'assignation à résidence. Est-ce sous l'effet de la panique ou de l'impréparation1 ? À moins, que, comme le défend Pierre-Louis Rémy dans cet article : « Il n’est jamais sain que l’autorité publique considère les citoyens comme des moutons ou des garnements qui ne comprennent que la trique », cette attitude ne soit inhérente à la structure de la Cinquième République et à sa bureaucratie pyramidale, qui favoriserait une certaine tendance à l'autoritarisme. En tout cas, à mon sens, la prééminence de l'exécutif est en soi un problème. Pour qui a un marteau, tout ressemble à un clou, et sans contrôle de l'exécutif et équilibre des pouvoirs satisfaisants, le clou, c'est vous, chers lecteurs.
Je souscris très largement à cet article de Jean Quatremer :
- Il n'était pas nécessaire de bricoler un tel état d'exception qui nous plonge dans une situation passablement adémocratique. Je passe sur cet affligeant « nous sommes en guerre » de Jupiter le Petit.
- Tout cela s'est fait sans débat au sein de la sphère politique, alors que jamais une démocratie n'avait recouru à ces méthodes pour lutter contre une pandémie — mais cette fois-ci il s'est empressé d'importer des méthodes appliquées en République populaire de Chine.
- Le « confinement » est un piège politique. Jamais on n'a pris la peine d'expliciter le calcul bénéfice-risque sur lequel se basait la décision. Pourquoi laisser la population s'auto-persuader qu'à lui seul il peut résoudre la crise sanitaire, alors qu'il n'a pour seul but que d'éviter la saturation du système de santé ? Pourquoi se tirer une balle dans le pied et flinguer sans détours l'économie ?
- Pourquoi confiner uniformémement tout un pays lorsque les réalités sur le terrain sont si différentes ? Le centralisme français dans toute son horreur.
- Pourquoi assigner à résidence la population entière ? N'aurait-il pas mieux valu se concentrer sur la manière de protéger les populations à risque plutôt que d'hypothéquer durablement notre futur ? Que dire de notre rapport à la mort pour que nous réagissions ainsi de manière purement émotionnelle ? Comment sommes-nous à ce point incapables de contextualiser cette crise, de comparer à d'autres épidémies, qu'elles soient saisonnières ou exceptionnelles ? Pourquoi une telle réaction alors que l'on continue à passer sous silence les morts annuelles dues au tabac et à l'alcool, qui à ce jour sont bien supérieures à celles dues au virus dont nous tairons le nom ? Et le VIH2 et la malaria, ils ont disparu ?
- Que dire de cette omertà sur le bien-fondé du « confinement » et des diverses mesures mises en place ?
- Il semble bien que nous nous dirigions tout droit vers une récession sans précédent3, qui pourrait causer des dégâts sociaux et sanitaires considérables. Il y a fort à parier que le remède sera pire que le mal.
- « Confinement », surveillance des individus, négation de la vie privée, séparation des pouvoirs... L'État de droit est durablement affaibli.
Se pourrait-il tout bonnement que pour la population de la vieille Europe, l'idée de sa propre mortalité soit devenue inacceptable, au point de sacrifier, peut-être à jamais, une bonne partie de ce qui faisait son génie ?
On peut comprendre l'adhésion au « confinement » dans les premières heures de son adoption, dans un contexte de peur ou de sidération. Mais il est navrant de voir que certains s'y complaisent4, voire apprécient « ce moment pour soi », à partir duquel les médias sont parvenus à faire éclore, dans un terreau de mièvrerie accablante, une nouvelle culture « confinienne », des lendemains qui chantent où vous saurez préparer vous-mêmes votre « pain de confinement », ou je ne sais quelles autres sottises et billevesées dont, faute de football, il fallait bien remplir les journaux. Il est remarquable au passage que l'on ne cherche pas à communiquer autrement que sur un registre émotif : je vomis ce « restez chez vous™ » diffusé largement sous diverses formes dans les médias, ce « prenez soin de vous » éhonté que l'on se croit permis de distiller au détour de n'importe quelle communication personnelle. En somme, nous sommes incapables d'aller au-delà de cette propagande, de tâcher de penser la situation, de nous abstraire de ce paternalisme dégoulinant d'un gouvernement qui ferait les choses pour notre bien sans nous expliquer les tenants et les aboutissants, ne serait-ce que pour nous permettre de nous faire notre propre idée de la situation.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler le but des mesures de distanciation sociale mises en place au début de l'épidémie, et en particulier du « confinement » : éviter la saturation du système de santé et par conséquent les décès dus au manque de moyens humains et matériels. En aucun cas il n'évite les décès dus au coronavirus lui-même. Lorsqu'on vous parle d'« aplatir la courbe » (« flatten the curve »), le but est d'abaisser la hauteur du pic (ou du plateau du coup), mais les décès ne sont que reportés5. Les mesures de distanciation sociale que l'on continue à mettre en œuvre n'auront d'autre effet que de contrôler la vitesse de propagation de l'épidémie, certainement pas de la faire disparaître. Dans ce contexte, pour ne donner qu'un exemple, la réaction d'un représentant d'une fédération de parents d'élèves qui voulait permettre aux parents qui souhaiteraient « protéger » leurs enfants de ne pas les envoyer à l'école est tout bonnement affligeante.
Cette dernière remarque me permet d'aborder la question d'une société qui agirait de « manière collective » pour « faire face au virus » — certains seraient même « en première ligne », quelle funeste métaphore ! Or cette prétention ne résiste pas à une brève analyse. Il n'est ma foi que d'observer le comportement des gens et les craintes qu'ils expriment. Ainsi, cette jeune femme d'une vingtaine d'années à l'entrée d'une boutique qui demande que l'on s'oigne les mains de solution hydro-alcoolique « pour la protéger » montre bien une profonde incompréhension de la menace. À titre individuel, osons le dire, le mieux qu'elle aurait à faire, c'est de contracter ce virus6. C'est une préoccupation égoïste. La vraie question est collective justement, à savoir la transmission du virus au reste de la population, et en particulier aux personnes qui y sont le plus vulnérables. Rappelons le lourd tribut payé par les EHPAD : nous expliquera-t-on un jour comment le virus a-t-il pu s'y propager aussi rapidement ? Non bien sûr, on préfère dévier l'attention avec des gadgets solutionnistes à la StopCovid...
C'est que faute de repères, d'information de qualité, dans un contexte de toute façon assez mouvant, on tente de se réfugier dans des symboles. Chaque soir on met la musique à fond puis « on »7 applaudit les professionnels de santé, selon une vision fort naïve de la situation, sur laquelle on reviendra. Mais bon, on fait quelque chose « ensemble », c'est bien l'essentiel ! Certains politiques peu inspirés d'un point de vue scientifique (mon très grand ami Pedro Sánchez, certains maires généralement d'obédience LR, curieusement), envoient SOS Fantômes (« Who you're gonna call? Ghostbusters! ») désinfecter les rues, nous délivrer du mal, de l'impur. Cela ne sert strictement à rien pour quiconque ne se déplace pas par reptation linguale. Mais quelles images puissantes et poignantes ! Quelle vacuité abyssale, surtout... Sur un registre plus grave, on orchestre le déplacement de corps sous sédation à travers la France ou les États frontaliers, que l'on mettra en scène au 20h.
Il faut savoir, mes bons amis (cf. témoignage en annexe), que pendant que l'on ne vous parlait en boucle que des réanimations en surcharge — la situation était certes tout à fait sérieuse, par endroit extrêmement tendue même —, les cliniques, elles, restaient désespérément vides. Le « plan Covid » prévoyait en effet que le virus à la mode serait pris en charge par le secteur public, le secteur privé restant censément en appui. Le secteur privé s'est beaucoup ennuyé, je vous le dis. Dire qu'on nous a même vendu qu'il ne fallait pas partir en montagne, où le risque de transmission est absolument nul parce qu'il fallait être « citoyen » et ne pas engorger les urgences en cas d'accident ah ah ah8 9.
J'aimerais que l'on m'explique preuves à l'appui quelles étaient les capacités restantes de l'hospitalisation privée dans la région Grand Est, et le cas échéant, pourquoi on a opté pour cette logistique poignante et l'intervention de l'armée. Attendez, je connais la réponse. La force du symbole. La puissance de l'État qui s'exerce sur nous corps et âme.
Au-delà de cette interrogation qui reste certes hypothétique, il faut bien être conscient que ce dispositif, que l'on a choisi de ne pas amender en cours de route, en se concentrant avec force myopie sur une unique menace éclipsant toutes les autres, a entraîné pour un certain nombre de patients une perte de chance. Des cancers n'ont pas pu être pris en charge comme il aurait fallu, parce que le virus qui nous inspire stupeur et tremblements prend le pas sur tout le reste. Il est certain que cela a entraîné une surmortalité, et je ne désespère pas tout à fait qu'un jour quelqu'un de sérieux parvienne à nous donner une idée de son ampleur. Pour vous dire, le ministre en charge de la santé, mon très grand ami Olivier Véran10 (oui, j'ai un réseau considérable) s'est cru courant avril obligé de rappeler qu'il ne fallait pas renoncer à se soigner. On croit rêver.
Et ça continue : les Agences régionales de santé, plutôt que d'établir un critère d'urgence à l'appréciation du praticien, établissent des listes d'opérations chirurgicales que l'on peut effectuer ou non jusqu'à la levée du « plan blanc ». Le chirurgien est sommé de fermer sa gueule et de faire ce qu'on lui dit : « you're not QUALIFIED, my dear ». C'est peu de dire qu'elles outrepassent leurs prérogatives. En ouvrant ainsi des parapluies dans les roues des professionnels de santé, elles pourraient bien obtenir un résultat tout à fait contraire à celui qu'elles prétendent obtenir.
De la surveillance numérique
La surveillance numérique a commencé à prendre son envol au début des années 2000, notamment après l'attentat du 11 septembre 2001. Les révélations d'Edward Snowden en 2013 n'ont pas fondamentalement changé la donne. À la faveur de la crise pandémique, elle explose. De manière générale, la numérisation de la société s'accélère, mais elle se fait mal.
Dans l'urgence, on s'est mis à utiliser n'importe quel outil11. Le logiciel de visioconférence Zoom est un bel exemple d'application catastrophique pour la sécurité et la liberté de ceux qui l'utilisent (de leur plein gré ou non)12. On utilise comme on peut une infrastructure existante pas toujours adaptée, pas toujours au fait des bonnes pratiques relatives au recueil de données personnelles13.
Mais les données personnelles (concept restant à largement à vulgariser dans un monde que l'on a persuadé que l'avenir passe par la fin de la vie privée et la sujétion aux GAFAM), votre vie privée, la proportionnalité, la séparation et l'équilibre des pouvoirs, dans le contexte pandémique, vous n'y êtes pas, ce n'est plus prioritaire. Par moments, on bascule franchement dans la dystopie.
Fin mars, on apprend qu'« Orange recycle son service de géolocalisation pour la pandémie ». Non, il n'est pas anodin de tracer l'ensemble de la population par ces techniques. Rappelons-nous que si les opérateurs de téléphonie mobile ont besoin (sur une durée assez courte, au maximum de quelques heures) de connaître votre position, c'est uniquement pour des raisons de service. Vous n'achetez pas un téléphone ou ne souscrivez pas à un abonnement pour vous faire suivre à la trace, quoi que prétendent les petites lettres du contrat ou le gouvernement. Il n'est pas normal que l'État soit en mesure de donner des chiffres très précis du nombre de Franciliens exilés à l'annonce des mesures de « confinement ». C'est un précédent dangereux, la porte ouverte à des mesures de traçage plus fines. Méfiez-vous au passage des VRP qui vous répliquent que « les données sont anonymisées bla bla bla », parce que d'une part ça n'enlève rien à l'immense pouvoir de contrôle que confèrent ces données, et que d'autre part, c'est en grande partie du flan si par ailleurs on est en mesure de désanonymiser en croisant avec une autre source de données (ce qui n'a absolument rien d'exceptionnel).
Pris dans cette spirale, on pense que c'est une bonne idée d'espionner la population à l'aide de drones, en France comme en Catalogne14. La Quadrature du Net vient en remportant une bataille judiciaire de démontrer « l’illégalité de tout drone qui, volant suffisamment bas et étant équipé de caméra, permet à la police de détecter des individus, que ce soit par leurs habits ou un signe distinctif », ce qui paralyse ce genre d'opérations partout en France jusqu'à ce qu'un cadre légal soit applicable. C'est un très beau résultat, et je vous invite à faire un don à la Quadrature du Net. Bien sûr, le combat continue, notamment concernant la surveillance biométrique.
C'est que dans ce domaine, tant qu'il n'y aura pas d'opposition suffisante, on se croira tout permis. Au début, ce ne sont que des expérimentations, comme à Cannes ou à Paris, où la RATP teste des caméras « intelligentes » pour mesurer le taux de port du masque... avant de passer à la vitesse supérieure.
Rares sont les domaines épargnés. La technopolice entre à l'université : « dans le contexte de la pandémie, le gouvernement recommande officiellement aux établissements d’enseignement supérieur la télésurveillance des examens à l’aide de dispositifs invasifs, discriminants et manifestement illégaux » (voir également la situation aux États-Unis). Généralisation de la reconnaissance faciale ou carrément analyse et prise de contrôle de l'ordinateur de l'étudiant... Au risque de me répéter au cours de cet article, comment en sommes-nous arrivés là ? C'est ça, l'Europe de 2020 ?
StopCovid
« Bon les gars, on n'arrive pas à avoir de masques et faut bien avouer qu'on rame un peu, mais vous en faites pas, on va détourner l'attention : j'ai un truc super, la so-lu-tion ! », telle aurait pu être l'entrée d'un certain Olivier V. un beau matin d'avril, quelque part dans le Quartier du Gros-Caillou. Mais quelle est cette idée de génie, ce sombre gadget solutionniste 15, ce « projet désastreux piloté par des apprentis sorciers » ? C'est très simple. On va appliquer la technique du contact tracing16. Les gens vont télécharger sur leur téléphone une application, et par l'intermédiaire du Bluetooth, on va conserver d'une manière ou d'une autre un historique des contacts avec d'autres personnes, et si l'un d'entre eux apprend qu'il est positif au virus que vous savez, il pourra avertir tous les autres, qui devront se mettre en quarantaine.
C'est génial, c'est solutionniste à mort, on confond la probabilité avec les faits, la corrélation avec la causalité, tout cela est fort bien analysé dans l'article d'Hubert Guillaud. Au moins on fait quelque chose. De toute façon, on vient de le dire, vie privée, surveillance, vos gueules.
Cet article en espagnol fort intéressant retrace les différents projets sur ce thème en Europe et dans notre Sainte-Mère l'Église solutionniste de la vallée du silicium. En gros, il y a les bons flics et les méchants flics, et de toute façon les GAFAM vont vous bouffer. Plus précisément, certains essaient de faire ça de manière éthique en décentralisant et en anonymisant. C'est sympa à première vue, mais bien des écueils subsistent. Sauf que ce projet DP-3T, qui était supporté au niveau européen, ne l'est plus, donc on repasse sur un schéma centralisé. Ce qui est amusant, c'est que certains tracas techniques (trois fois rien, des histoires de sécurité), font que normalement une application n'a pas directement accès au Bluetooth. Qu'à cela ne tienne, se dit-on dans le quartier du Gros-Caillou, on va demander à O (un autre ministre, qui fait couler fort peu d'encre sur sa carte de visite) d'exiger de la part d'Apple et de Google qu'ils relâchent ces mesures de sécurité. Malin ! Bon, en définitive, on apprend que si jamais ce genre de choses voit le jour, cela pourrait être mis en œuvre directement par les GAFAM, qui eux en ont les moyens : d'abord sous la forme d'une application à télécharger librement, ensuite... sous la forme d'une mise à jour du système d'exploitation ! Toujours sur la base du volontariat nous dit-on, mais bon, tout le monde clique sur « OK » dans ce genre de cas, et puis une ou deux doubles négations et c'est dans la boîte.
Je vais être clair, comme je l'ai été à propos de l'assignation à résidence : cette application n'est rien d'autre qu'un bracelet électronique, qui relève encore d'un régime de détention. C'est tellement vrai qu'aux États-Unis, il est très sérieusement question d'utiliser des bracelets électroniques, les mêmes que ceux des détenus, pour surveiller les honnêtes gens. Il n'y a qu'une conclusion possible : rejetez StopCovid.
Prolongation de l'état d'urgence sanitaire : article 6
Fort heureusement, StopCovid n'était pas disponible au 11 mai ; il est souhaitable qu'elle ne le soit jamais. Elle a toutefois été remplacée par l'article 6 de la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire instaurant une levée généralisée du secret médical en ce qui concerne l'épidémie de Covid-19. Je reprends ici ce que j'ai pu écrire à mon député quelques jours avant le vote.
On y apprend qu'il s'agit d'un fichier nominatif, puisqu'il « [pourra] comporter des données de santé et d'identification » et « vise à identifier les personnes infectées ou susceptibles de l'être ». Y auront un « accès aux seules données nécessaires à leur intervention » :
- le ministre chargé de la santé (de facto membre de l'exécutif),
- l'Agence nationale de santé publique,
- l'assurance maladie,
- les ARS,
- le service de santé des armées,
- les communautés professionnelles territoriales de santé,
- les maisons de santé, centres de santé, médecins prenant en charge les personnes concernées.
Cette levée tous azimuts et sans précédent du secret médical concernant soixante-sept millions de Français ne peut nous laisser indifférents.
On est tout d'abord frappé par le nombre de personnes ayant accès aux données — à peu près n'importe qui concerné de près ou de loin par la santé, dont l'exécutif, ce qui, dans une optique de séparation des pouvoirs, n'est pas bienvenu, et dépasse très largement son rôle de coordination. On a du mal à croire ce critère : « personnes infectées ou susceptibles de l'être » qui peut sans aucun problème s'appliquer à n'importe qui.
Certains dans les médias nous invitent à un certain pragmatisme et à accepter une mesure qui serait tout à fait proportionnée, étant donnée la situation.
Mais, cher lecteur, tâchons d'élargir un instant notre champ de vision. Le tabagisme cause en France 75000 morts chaque année et serait la première cause de cancer évitable en France. Au nom d'un certain pragmatisme, faut-il créer un fichier recensant les fumeurs ? Le tabagisme aussi est une épidémie, cf. la fin de ce document de l'OMS. Chaque année, combien d'adolescents, voire d'enfants, au contact d'autres fumeurs, commencent à fumer ? Faut-il envisager la recherche de contacts (contact tracing) entre fumeurs ? Faut-il examiner les moindres agissements de nos jeunes au cours de leur journée pour les prémunir de ce danger pourtant redoutable ?
Jamais, pour prendre un autre exemple, il n'a été question d'un tel fichier pour les personnes porteuses du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), qui sont libres de partager ou non leur statut sérologique avec qui elles le souhaitent, même leur médecin. Une telle intrusion dans l'intimité des patients serait même tout à fait impensable. Et pourtant, l'on sait l'émoi que cette épidémie, toujours en cours, a causé dans les années 80 et 90 — avant qu'il ne retombe quelque peu, certainement à tort, suite à la découverte de traitements permettant de vivre avec le virus.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous pu à ce point nous précipiter sur des méthodes mises en œuvre en République populaire de Chine, mais qui ne devraient pas avoir leur place en France ? Certes, le style est différent, mais dans le fond, comment pouvons-nous nier à ce point notre mode de vie ? Est-ce la peur, le manque de hauteur de vue, une certaine incapacité à nous abstraire un instant de la situation présente ? Ne méritons-nous pas mieux que ça ?
Un tel dispositif donne potentiellement une vision sur une très large part du « graphe social », c'est-à-dire l'ensemble des liens et interactions entre individus. C'est un pouvoir considérable qui fausse l'équilibre démocratique. Que certains monopoles comme Facebook, pour ne pas le nommer, cherchent par ailleurs à s'arroger un tel pouvoir n'est d'aucune consolation, et ne rend pas le projet plus légitime.
Pour toutes ces raisons, j'invitais mon député à rejeter cet article 6, et à refuser sans ambiguïté toute procédure de test qui ne respecterait pas le secret médical.
Pour mémoire, vous trouverez en document joint la réponse de l'Ordre National des Médecins, qui exhorte le gouvernement à garantir le respect du secret médical et à éviter la constitution de fichiers de malades.
Health Data Hub
En fait, cet article 6 n'est que le début d'une surprenante affaire à tiroirs, comme le révèle Mediapart dans cet article17. Le projet Health Data Hub (en français dans le texte) vise à centraliser18 des données médicales qui jusqu'à présent n'étaient conservées que par les établissements hospitaliers et les professionnels de santé. On l'utiliserait au pied levé pour héberger les données résultant de la levée généralisée du secret médical prévue par l'article 6 dans le cadre de l'épidémie de Covid-19.
L'on apprend que ces données médicales pourront faire l'objet de traitements non pas seulement pour « motif scientifique », mais plus largement pour « motif d'intérêt public » (ce qui laisse une très grande latitude). Curieusement pour un projet de cette ampleur, la mise en œuvre a été confiée d'office à Microsoft, sans passer par la case « appel d'offres ». Disons-le tout de suite, la « souveraineté numérique » de la France en prend un coup, et ce d'autant plus que, cela ne vous échappera pas, Microsoft se trouve être une entreprise états-unienne, or, suprise ! La loi FISA permet à la justice états-unienne de requérir des données hébergées par une entreprise états-unienne, même en-dehors des États-Unis, même si elles concernent des citoyens d'autres États, et il est bien sûr inimaginable que Microsoft refuse de s'exécuter.
La CNIL est sceptique, c'est déjà ça. Elle devrait bien s'amuser en lisant la réponse au Sénat du ministre de la santé à une question de Claude Raynal : « l'anonymisation complète n'est pas souhaitable dans le contexte du Health Dara Hub (sic) car elle empêcherait tout réel travail de recherche ou d'innovation ».
Voyez l'appel de ce médecin contre l'organisation de la violation du secret médical, qui rappelle que les assurances et les banques seraient ravies de mettre le grapin sur au moins une partie de ces données...
Par ailleurs l'article fait bien de dénoncer au passage le big data (données massives) comme réponse magique. Les algorithmes d'apprentissage automatisé (ou machine learning, oubliez le terme d'« intelligence artificielle » que l'on met à toutes les sauces) ne sont rien d'autres que des techniques de statistiques aux hormones19 qui établissent des corrélations, que l'on cherche à nous faire prendre pour des relations de cause à effet (causalité).
Comment reprendre le contrôle de sa vie numérique ?
Pris dans une telle dynamique, comment ne pas ressentir un sentiment d'impuissance, ne pas baisser les bras ? Une bonne partie de ce qui vient d'être décrit dans cette partie est lié à une perte de contrôle progressive sur notre vie numérique, qui s'accélère dans le contexte de la pandémie. Beaucoup plus qu'une question de technique, il s'agit d'un problème démocratique et d'équilibre des pouvoirs.
Il faut d'abord prendre conscience de l'importance croissante des oligopoles. Internet souffre d'une maladie de croissance et se concentre progressivement autour d'un nombre d'acteurs limité : les fameux GAFAM20. Cela a deux effets : d'une part émergent des pouvoirs considérables qui se substituent aux équilibres démocratiques ; d'autre part, puisque d'un réseau décentralisé où chacun est responsable de son bout d'Internet on a en définitive fait un réseau centralisé, il est devenu beaucoup plus facile à quelques-uns de prendre le contrôle de nos vies numériques. Quoi qu'ils en disent, cela arrange bien les États, et c'est dans ce contexte que l'on a voté dernièrement la loi Avia, qui dans un mépris total de la séparation des pouvoirs permet à la police et à l'exécutif de censurer Internet comme il l'entend. Au passage, ces sujets ne font pas d'ordinaire la une dans les médias, mais dans le contexte de la pandémie et d'une information qui tourne en boucle, la loi est passée comme une lettre à la poste21.
Cela ne se fera certainement pas en un jour, mais, une fois que vous en avez pris conscience, il est possible de s'affranchir progressivement22 de ces monopoles. La première brique est de favoriser le logiciel libre23. Ensuite, prendre connaissance des alternatives existantes. Ce n'est pas forcément plus compliqué, il s'agit surtout de changer vos habitudes. Le plus dur évidemment, et le nœud du problème, après la prise de conscience, ce sont l'effet de masse (bah tous mes potes utilisent telle appli) et l'impact que ces marques mondiales ont sur nos esprits et nos quotidiens.
Au-delà, il faut obtenir de nos gouvernements qu'ils suivent le principe Public Money? Public Code! (Argent public ? Code public !) promu par la FSFE. On peut en effet s'attendre à ce que les traitements informatiques qui nous affectent directement répondent a minima à certaines exigences de transparence. Cela peut par exemple commencer par un contrôle démocratique de la procédure d'admission post-BAC, mais il s'agit également :
- de contrer l'omniprésence de partenariats public-privé qui donnent à court terme l'impression d'économiser, mais qui en réalité d'une part enferment peu à peu l'État, et d'autre part entraînent une perte de savoir-faire en son sein et plus largement en France,
- d'éviter la collusion entre États et oligopoles.
Cela ne fait pas tout (seuls les solutionnistes peuvent croire que la démocratie découle de la technique), mais c'est un début.
Conclusion
« Débat interdit » : Quatremer ne pouvait choisir meilleur titre pour son article. Il n'est pas question de nier la réalité de l'épidémie, mais de la recontextualiser, de mettre en évidence des dérives qui passent par trop inaperçues, d'éviter de générer des problèmes plus graves encore. Il n'y a pas une seule réponse possible. L'obéissance aveugle est un naufrage. La société de demain ne doit pas être construite dans l'urgence et sous l'emprise de la peur, sa numérisation ne doit pas se retourner contre elle. Le débat et un véritable contrôle démocratique sont plus que jamais nécessaires.
La question des masques est évidemment pitoyable et parle d'elle-même, ce d'autant plus que des stocks existaient jusqu'à assez récemment et n'ont pas été renouvelés. Je n'y reviendrai pas autrement que pour rappeler que des gadgets solutionnistes dangereux comme l'application StopCovid, qui verra peut-être le jour malgré tout, ne doivent pas éclipser les vrais problèmes. ↩
Si vous cherchez quelque chose de vraiment effrayant, cet article nous informant d'un possible doublement des morts du sida lié à la gestion de la crise vous comblera. ↩
je ne crois pas à une remise en cause du système capitaliste en tant que tel. Les oligopoles (dont les GAFAM dont nous reparlerons) se portent bien, merci. En revanche, les petites entreprises, les boutiques et les restaurants, ma foi, nous en reparlerons dans un an. Sans compter qu'un désastre économique réduirait fortement notre marge de manœuvre face à la crise climatique. ↩
Juste une remarque, que je ne développerai pas plus longuement : le « confinement » n'est possible que dans une société suffisamment bourgeoise pour disposer de logements qui s'y prêtent. Ce n'est pas le cas des « cités », où les logements peuvent être réduits, voire occupés alternativement au cours de la journée (cf. le Courrier International du mois de mars sur le thème du Covid). Ce n'est pas non plus à travers le monde le cas de nombreux villages, notamment de par la vaste Afrique. Et je ne parle pas des ressources économiques nécessaires pour tenir sans travailler de plusieurs jours ou semaines, rares sont en définitive ceux qui peuvent se permettre ce luxe ! ↩
Pour les plus matheux d'entre nous, l'aire sous la courbe n'a pas de raison de diminuer. Voilà pour une explication « intégrale » et sans bégaiements, ah ah ah. Je laisse en exercice au lecteur le soin de déterminer si mon humour est mesurable, et s'il est supportable au moins « presque partout ». ↩
Je suis las des gens qui ergotent sur le niveau d'immunité à l'issue d'une infection. On ne parle pas d'un xénovirus de la planète Kh'ovIĐ, mais d'un coronavirus. Comme avec tous les autres, nous développons forcément une immunité, qui sera plus ou moins forte au sein de la population, mais il n'y a pas lieu de la croire absente. ↩
En réalité cela se limite souvent aux « on » qui ont mis la musique à fond, et dont le prochain ne partage pas forcément les goûts musicaux ; mais qu'importe, vive l'éclectisme. ↩
Voilà donc un exemple magistral de ce qu'en termes scientifiques on appelle du « foutage de gueule ». Ne croyez pas, c'est un art. ↩
On pourrait s'étendre (et on doit dans le cas d'un calcul bénéfice-risque) sur les risques qu'entraînent cette grande mode consistant à « rester à la maison™ », sur l'augmentation des violences conjugales, sur les Polonaises ou les Andorranes dont l'accès à l'avortement est alors rendu très difficile, puisque « chez elles™ », dans l'Europe de 2020, ça n'existe pas. ↩
Celui-là même qui a eu le culot de souligner l'efficacité de la censure chinoise, vous le remettez ? ↩
On peut se demander si, sans Internet, le « confinement » aurait été possible. ↩
Je suis membre d'une association sportive qui, accélération de la numérisation dans le cadre de la pandémie oblige, va recourir massivement dans les prochaines semaines à l'utilisation d'un extranet pour les inscriptions. Croyez-le ou non, cette application conserve ces données indéfiniment. Vous avez bien lu, c'est une violation manifeste du Règlement général sur la protection des données (RGPD), mais il va falloir batailler ferme pour que la situation rentre dans l'ordre, face à des gens qui sont encore loin d'avoir pris conscience du problème, et qui vous répètent à l'envi qu'« il y a une case RGPD », comme si cette incantation suffisait à rendre le traitement légitime en l'état, et à recueillir un consentement libre et éclairé. ↩
« Vemos y no nos ven » (nous voyons et ils ne nous voient pas), lâche un policier sans se rendre compte le moins du monde de l'énormité qu'il vient de proférer. ↩
Les solutionnistes, poussé à l'extrême, ce sont des gens qui inventent des lunettes de réalité virtuelle pour ne plus voir les sans-abris. Voir Evgeny Morozov, qui est un référent sur la question. ↩
En français dans le texte, nous sommes en 2020 à l'ère de la Startup Nation. ↩
Voir plus loin les vertus que je prête à la centralisation des systèmes d'information. ↩
Je ne me lasse pas de rappeler qu'il faut des milliers d'images de chats, voire beaucoup plus, pour apprendre à une machine à reconnaître un tel félin, alors qu'il en suffit de deux à un enfant de deux ans. ↩
Il y a évidemment beaucoup plus que cinq acteurs, mais c'est une manière de désigner un système par ce qui en constitue le cœur. ↩
Avez-vous noté le caractère délicieusement désuet de cette comparaison ? ↩
Promis, j'arrête ici les métaphores postales. ↩
Je ne m'y étendrai pas (cette entrée est suffisamment longue), mais cela me semble une condition certes loin d'être suffisante, mais nécessaire. Zoom est un bel exemple des extrêmes auxquels nous mène le fait d'accepter de ne pas contrôler nos propres ordinateurs. ↩